Plus qu’une heure avant sa pause. Une pause qu’attend impatiemment la jeune femme qui commence à sentir la fatigue la prendre doucement. Le café est bondé aujourd’hui. Depuis qu’elle est arrivée ce matin, elle n’a pas eu une seule seconde à elle, courant de tables en tables pour ravir les clients. Serveuse, ce n’est pas le boulot rêvé c’est certain et elle n’aurait jamais cru devoir encore se contenter de ce genre de travail pour vivre, surtout pas à son âge.  Mais la vie est plus difficile qu’on ne le pense. Quand elle était arrivée ici, elle avait cru naïvement pouvoir s’en sortir sans trop de problème, que les petits boulots ne seraient que provisoires. Mais le temps a passé. Les années aussi et la voilà à 27 ans à essuyer des tables et à servir des cafés pour gagner quelques sous. Son rêve de devenir danseuse semble lui échapper chaque jour un peu plus, pourtant, elle garde l’espoir qu’un jour elle pourra vivre de sa passion, que tout ceci ne sera plus qu’un souvenir d’un temps où elle devait se battre pour s’en sortir. Elle soupire à cette pensée, à ce rêve qui la berce doucement. Elle reprend ses esprits et se remet au travail, comptant chaque minute qui passe, pressée de pouvoir souffler un peu.

Mais il y a cet homme qui rentre et s’installe au fond de la pièce. Cet homme qu’elle ne connaît pas mais auquel elle est liée. Un lien dont elle ignore encore l’existence. Elle s’approche, carnet en main, un sourire accroché à son visage de femme douce, parfaite dans son rôle de serveuse. Il a la tête baissée, concentrée sur la carte du café. « Bonjour Monsieur. Vous désirez quelque chose ? » Il pose son regard sur elle. Un regard empli de surprise et de douleur. C’est un regard qui la déstabilise tant il est intense. Elle arque les sourcils, perturbée par cette réaction inattendue. Elle ne sait que dire ni que faire, bloquée dans un silence qui la met peu à peu mal à l’aise. L’homme n’a toujours pas décroché un mot mais il semble totalement déboussolé. « Vous allez bien ? » demande-t-elle inquiète, espérant enfin une réponse de sa part.

Il est difficile de sortir hors de chez lui. Affronter le monde extérieur ne lui a jamais posé autant de problèmes que depuis qu’elle n’est plus là. Elle a laissé un vide bien trop grand pour être comblé. Lui qui autrefois se plaignait de ne pas pouvoir sortir en paix à cause des paparazzi à l’affut de ses moindres gestes, pouvait maintenant aspirer à de longues balades paisibles à San Francisco qui n’était pas une terre de football, appelé soccer ici, mais une terre de baseball, football américain et basketball. Peu de gens le connaissaient ici. Il peut aller et venir à son gout, mais il n’en a pas la force. Luka Ivanovic n’est que l’ombre de lui-même depuis que sa bien-aimée à succombé au cancer. Après avoir déposé les garçons à l’école ce matin-là, il avait fait les courses, n’oubliant pas les céréales favorites du petit. Contrarié quand il s’agit de choisir du gel douche parce qu’il peut encore humer son parfum si délicat, il finit par rentrer chez lui, incapable d’apprécier la journée. Pourtant, il n’a pas le cœur à rester seul dans la maison sans vie, les garçons finissent dans bien trop longtemps. Pourquoi ne pas aller à la salle ? Il n’a pas envie. Il décide alors de sortir une fois de plus, honorant la demande que lui a faite Lauren, la mère de sa défunte femme. Il doit trouver quelque chose à faire pour s’occuper. Il parcourt alors la ville, flânant, vérifiant les offres dans les journaux, mais rien ne le tente. Après un long moment d’égarement, il a besoin d’un remontant. Il se dirige donc dans ce petit café, bien bondé, mais où il trouve une petite table à l’abri des regards. Ca lui convient bien au Serbe. Il s’assoit, observant la carte qui propose des mets des plus appétissants. C’est alors qu’une serveuse vient le saluer pour faire son travail et là, quand il relève ses yeux bleus vers elle, c’est le drame. Son visage se tord dans une grimace de douleur. Comment le destin peut-il se jouer de lui de cette façon ? Il sent son cœur se soulever dans sa poitrine, sa lèvre tremble et il n’a pas d’autre choix que de se la mordre pour s’éviter de laisser transparaitre toute sa détresse. Cette fille, elle lui ressemble tellement. Elle a presque l’air de sa jumelle, que ce soit dans les expressions du visage, ou dans son allure générale. Il doit rêver. C’est parce qu’il rêverait qu’elle se tienne devant lui, Anna. Il ne peut pas se détacher de cette silhouette, et ça lui fait mal, comme si on transperçait son cœur de ses souvenirs si douloureux. Il ne peut pas lui répondre. Non, il ne va pas bien. Ca fait neuf mois qu’il erre, espérant se réveiller d’un cauchemar, et là, cette femme se tient devant lui comme une réincarnation de la femme de sa vie. C’est troublant. Désarçonné, il ne peut que demander quelque chose de fort : « Ce que vous avez de plus fort… Je crois que j’ai des hallucinations. » Il ferme les yeux un instant, mal à l’aise. Quand il les ouvre, il est choqué de voir que la jeune femme possède toujours la même apparence. « Puis-je vous demander votre nom ? C’est important. » Il va avoir des choses à raconter à son psychologue, c’est certain. Revoir sa femme à travers cette serveuse prouve bien qu’il a besoin d’aide et qu’il ne s’en remet pas. Il détourne le regard de la petite brune pour fixer son alliance qu’il n’a pas retirée à sa main droite. Les orthodoxes ne portent pas l’alliance à la main gauche, c’est ce qui les différencie des autres chrétiens. La jeune femme en face de lui risque de le prendre pour un fou, et c’est peut-être ce qu’il est au fond.

Elle se sent totalement impuissante face à la situation. Déboussolée par la tristesse et l’effroi qui semblent s’emparer de cet homme. Perturbée par ce regard empli de désarroi qu’il pose sur elle. Touchée par la douleur qu’elle peut lire dans son regard. Jamais encore un inconnu ne l’avait regardé avec tant d’intensité. C’est profond et désarmant. Elle a le souffle coupé. Elle ne sait ni que dire, ni que faire tant tout cela lui semble délicat. Un mal être s’empare doucement d’elle, ne sachant quelle position adopter tout à coup. Il semble porter en lui une souffrance sans nom, le genre de douleur profonde qui vous marque à jamais. Elle sent son cœur se serrer à cette image si troublante, si déroutante. « Ce que vous avez de plus fort… Je crois que j’ai des hallucinations. » La voix qui tremble, le ton hésitant elle se sent particulièrement touchée par cet homme, par cette foule d’émotions qu’il dégage, qu’il éprouve. Elle voudrait poser sur lui une main rassurante mais ce geste lui semble déplacé, inapproprié. Elle a l’étrange impression qu’elle ne ferait qu’empirer cette situation déjà complexe et inhabituelle. Alors elle se reprend, tente de paraître le plus calme et sereine possible alors qu’une multitude de questions se bousculent dans son esprit. « Je ne peux malheureusement que vous proposez un café bien serré… On ne vend pas d’alcool ici. Mais peut-être que ça pourrait vous aider à aller mieux. » répond-elle doucement, hésitante elle aussi. La surprise ne quitte pas le visage de l’inconnu. Elle semble ancré dans son visage, dans ses traits. Visiblement, elle le perturbe plus qu’elle ne le voudrait. « Puis-je vous demander votre nom ? C’est important. » Elle fronce les sourcils, étonnée de cette requête plus que surprenante. Elle hésite, pèse le pour et le contre dans sa tête, se demandant s’il fallait ou non répondre à cette question étrange. Il semble attendre sa réponse comme une délivrance à ses souffrances. Elle se jette, prête à prendre le risque, prête à comprendre et découvrir les pensées de cet homme abîmé. « Thompson. Je m’appelle Juliet Thompson. » avoue-t-elle qu’à moitié rassurée. « Pourquoi cette question ? On se connaît ? » Son visage ne lui parle pourtant pas. Rien chez cet homme n’évoque en elle le moindre souvenir. Pourtant, lui semble s’accrocher à l’idée qu’un lien les unit. Elle le voit au regard qu’il pose sur elle. Mais cela n’a rien à voir avec une quelconque attirance. Ce n’est pas un homme qui cherche à la charmer, elle le sait. C’est plus profond, plus puissant. Dîtes moi ce qu’il se passe… Révélez-moi vos secrets. Votre secret. J’ai besoin de savoir, j’ai besoin de comprendre…

Il sait bien qu’il n’est pas victime d’hallucinations. Ca ne peut être le cas, tout le monde s’accorde à dire que Luka est en parfaite santé, que rien ne saurait l’envoyer dans les abîmes, tout simplement parce qu’il a besoin de rester fort pour ses deux adorables garçons. Pour autant, il se sent plus que mal à l’aise dans ce café et il hésite grandement à se lever pour prendre les jambes à son cou et ne jamais revenir. Il n’aime pas la façon que le destin a de se jouer de lui. L’image de cette femme se tenant devant lui, arborant les traits si doux de sa femme lui provoque un flot d’émotions contraires. Il ne sait pas quoi lui dire, il a presque l’air gauche, parce qu’il est affreusement contrarié. Il tente de prendre le dessus sur elles, mais elles lui dictent actuellement son état comme son comportement. Il va passer pour un alcoolique de service, ou un dégénéré, au choix. Evidemment qu’elle ne peut pas lui proposer d’alcool. Il n’est pas dans un bar. Seul un café bien serré pourra lui permettre de retrouver ses esprits, à moins qu’il ne s’en aille brusquement. Il acquiesce aux dires de la jeune femme, mais il possède toujours ce regard dans le vide, comme si on venait de lui apprendre la pire nouvelle possible. Il a joint ses mains, les posant sur la table, et il marmonne : « Oui un café. Ou deux. Même trois en fait. » Il a l’air complètement déboussolé et tous ses souvenirs lui ressurgissent à la gorge. Elle était belle Anna quand elle souriait juste parce qu’il disait une bêtise, le corrigeant en anglais parce qu’elle avait toujours été plus douée que lui. Elle était encore belle sur son lit de mort, comme à ses funérailles. Il ne sait pas ce qu’il espérait en apprenant le nom de la jeune femme. Bien sûr, il savait qu’elle ne lui aurait pas dit s’appeler Anna Ivanovic, encore moins Anna Henderson, mais peut-être qu’il avait besoin d’entendre une identité différente pour se soulager la conscience. Dire que trouver une ressemblance avec cette femme était une façon de faire son deuil, parce que quoi qu’il en dise, Luka ne parvenait pas à passer à autre chose. Elle lui manquait trop, elle lui manquait tant qu’il ne parvenait pas à s’endormir dans le lit conjugal, il s’endormait sur le canapé, à moins que Stefan ne fasse un cauchemar et qu’il veille sur lui toute la nuit. La dite-Juliet n’est pas rassurée à la question malhabile qu’il pose. Il n’aurait pas été rassuré à sa place. Il secoue la tête : « Je vous demande pardon, c’était déplacé de vous poser cette question. » Avoue-t-il en levant légèrement le regard vers elle. Elle demande des explications, mais il n’est pas sûr de pouvoir les lui fournir. Comment réagirait-elle, s’il avouait qu’elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa défunte-femme ? Ne serait-elle pas horrifiée ? Il hésitait, ça se voyait à sa façon de faire la moue. Troublé qu’elle puisse résider dans la ville dans laquelle sa femme avait grandi le terrifiait. S’étaient-elles déjà rencontrées ? Ca se pouvait, mais il semblait qu’elles ne soient pourtant pas de la même famille, parce qu’il n’avait jamais entendu ce nom-là. Thompson. Seul le basketteur des Golden State Warriors lui venait en tête. Fermant les yeux un instant, prenant une profonde inspiration, il reprit contenance pour enfin répondre à son interlocutrice. « Vous ressemblez étrangement à quelqu’un qui m’était cher. Très cher. » Pour ne pas dire que cette personne en question était la seule femme qu’il aimerait autant.